Droit International Privé : Les Mécanismes de Détermination des Juridictions Compétentes

Dans un monde globalisé où les relations juridiques transcendent les frontières, le droit international privé constitue un corpus normatif fondamental pour résoudre les conflits impliquant des éléments d’extranéité. La détermination des juridictions compétentes représente l’une des questions préalables les plus déterminantes dans tout litige international. Cette problématique soulève des enjeux considérables tant pour les justiciables que pour les États, car elle conditionne non seulement l’accès à la justice mais influence directement l’issue du procès. Entre souveraineté étatique et nécessité de coordination internationale, les règles de compétence juridictionnelle reflètent un équilibre délicat, fruit d’évolutions historiques, conventionnelles et jurisprudentielles.

Les Fondements Théoriques de la Compétence Internationale des Tribunaux

La question de la compétence internationale des tribunaux s’inscrit dans une réflexion fondamentale sur la portée de la souveraineté étatique. Contrairement au droit interne où la répartition des compétences s’effectue entre juridictions d’un même ordre juridique, le droit international privé doit déterminer quel État peut légitimement exercer son pouvoir juridictionnel face à une situation comportant des éléments d’extranéité.

Historiquement, deux grandes théories se sont affrontées. La théorie universaliste postule l’existence d’un ordre juridique supranational qui déterminerait la compétence des différents tribunaux nationaux. À l’opposé, la théorie particulariste considère que chaque État fixe souverainement les cas dans lesquels ses tribunaux peuvent connaître d’un litige international. Cette seconde approche a largement prévalu, mais se trouve aujourd’hui tempérée par le développement de conventions internationales et de règlements européens.

Au sein des systèmes juridiques nationaux, trois critères principaux fondent traditionnellement la compétence internationale :

  • Le critère personnel lié aux parties (nationalité, domicile, résidence)
  • Le critère territorial rattaché à la localisation des faits ou des biens
  • Le critère matériel relatif à la nature du litige

La jurisprudence française a développé une approche spécifique avec la transposition des règles de compétence territoriale interne au niveau international, consacrée par l’arrêt Pelassa de la Cour de cassation en 1962, puis confirmée par l’arrêt Scheffel en 1963. Cette méthode permet d’établir la compétence internationale des tribunaux français lorsqu’un litige présente certains rattachements avec la France, même si les parties sont étrangères.

Parallèlement, la doctrine du forum non conveniens, issue des systèmes de common law, permet au juge de décliner sa compétence s’il estime qu’un autre tribunal serait mieux placé pour connaître du litige. Cette doctrine témoigne d’une approche pragmatique qui contraste avec la rigidité traditionnelle des systèmes civilistes. Toutefois, dans l’espace judiciaire européen, la Cour de Justice de l’Union Européenne a refusé cette approche dans l’arrêt Owusu c. Jackson de 2005, privilégiant la prévisibilité juridique et la sécurité judiciaire.

Le Cadre Normatif Européen : Le Règlement Bruxelles I bis

Dans l’espace judiciaire européen, le Règlement (UE) n° 1215/2012, dit Bruxelles I bis, constitue l’instrument principal de détermination des juridictions compétentes en matière civile et commerciale. Entré en vigueur le 10 janvier 2015, ce règlement a succédé au Règlement Bruxelles I et, avant lui, à la Convention de Bruxelles de 1968.

Champ d’application et principes directeurs

Le règlement s’applique en matière civile et commerciale, à l’exclusion des questions fiscales, douanières, administratives, d’état et de capacité des personnes physiques, de régimes matrimoniaux, de testaments et successions, de faillites, de sécurité sociale et d’arbitrage. Sa portée territoriale concerne tous les États membres de l’Union européenne.

Le principe fondamental posé par le règlement est celui de la compétence des juridictions de l’État membre où le défendeur a son domicile, quelle que soit sa nationalité (article 4). Cette règle, connue sous l’adage latin « actor sequitur forum rei », privilégie la position du défendeur en lui permettant de se défendre devant ses juges naturels.

Toutefois, ce principe général est complété par un système de compétences spéciales (article 7) permettant au demandeur de saisir, dans certaines matières, les tribunaux d’un autre État membre. Par exemple :

  • En matière contractuelle, le tribunal du lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande
  • En matière délictuelle, le tribunal du lieu du fait dommageable
  • Pour une action en réparation fondée sur une infraction, le tribunal saisi de l’action publique

Le règlement prévoit par ailleurs des compétences protectrices pour les parties faibles (consommateurs, assurés, travailleurs), des compétences exclusives (notamment en matière de droits réels immobiliers, de validité des inscriptions sur les registres publics, de validité des brevets et marques) et reconnaît la validité des clauses attributives de juridiction, sous certaines conditions.

La Cour de Justice de l’Union Européenne joue un rôle interprétatif majeur dans l’application uniforme de ces règles. Dans l’arrêt CDC Hydrogen Peroxide (2015), elle a précisé la portée de l’article 7.2 relatif à la matière délictuelle en cas d’entente anticoncurrentielle. Dans l’affaire Kolassa (2015), elle a clarifié les règles de compétence en cas de responsabilité du fait d’un prospectus financier erroné.

Le règlement Bruxelles I bis a apporté des innovations notables par rapport à son prédécesseur, notamment l’extension de certaines règles de compétence aux défendeurs domiciliés dans des États tiers et la suppression de l’exequatur pour la reconnaissance des décisions entre États membres, renforçant ainsi l’efficacité de la coopération judiciaire européenne.

Les Mécanismes Conventionnels et le Droit Commun

En dehors du cadre européen, la détermination des juridictions compétentes repose sur un ensemble hétérogène de conventions bilatérales, multilatérales et de règles nationales de droit commun.

Les conventions internationales majeures

La Conférence de La Haye de droit international privé a élaboré plusieurs instruments pertinents, dont la Convention du 30 juin 2005 sur les accords d’élection de for. Cette convention, entrée en vigueur en 2015, garantit l’efficacité des clauses attributives de juridiction dans les contrats commerciaux internationaux. Elle vise à créer un régime juridique prévisible pour la résolution des litiges commerciaux transfrontaliers.

En matière de contentieux familial international, plusieurs conventions de La Haye organisent la compétence des tribunaux :

  • La Convention du 19 octobre 1996 concernant la compétence, la loi applicable, la reconnaissance, l’exécution et la coopération en matière de responsabilité parentale et de protection des enfants
  • La Convention du 23 novembre 2007 sur le recouvrement international des aliments destinés aux enfants

Dans le domaine du transport international, des conventions spécifiques déterminent les juridictions compétentes, comme la Convention de Montréal de 1999 pour le transport aérien ou les Règles de Rotterdam pour le transport maritime de marchandises.

Le droit commun français

En l’absence de règlement européen ou de convention internationale applicable, le droit commun français détermine la compétence internationale des tribunaux français. Comme mentionné précédemment, le principe d’extension des règles internes de compétence territoriale au niveau international constitue la pierre angulaire de ce système.

L’article 14 du Code civil français établit un privilège de juridiction permettant à un Français de traduire devant les tribunaux français un étranger, même non résident, pour l’exécution d’obligations contractées en France ou à l’étranger. Symétriquement, l’article 15 permet d’attraire un Français devant les juridictions françaises pour des obligations contractées à l’étranger. La jurisprudence a toutefois atténué la portée de ces dispositions en reconnaissant leur caractère facultatif et en admettant la validité des clauses attributives de juridiction.

Le Code de procédure civile français fournit des règles complémentaires, notamment à travers son article 42 qui pose le principe de la compétence du tribunal du domicile du défendeur. Des règles spéciales existent pour certains types de litiges, comme l’article 46 qui offre au demandeur en matière contractuelle le choix entre le tribunal du domicile du défendeur et celui du lieu de livraison de la chose ou d’exécution de la prestation.

La notion de compétence internationale du juge français a été précisée par plusieurs arrêts emblématiques. Dans l’arrêt Prieur (2006), la Cour de cassation a abandonné la condition de l’extranéité de l’élément de rattachement pour retenir la compétence internationale du juge français. L’arrêt Cornelissen (2007) a quant à lui assoupli les conditions de reconnaissance des jugements étrangers en n’exigeant plus le contrôle de la loi appliquée par le juge étranger.

Les Défis Contemporains et Perspectives d’Évolution

La mondialisation des échanges et la révolution numérique confrontent les règles traditionnelles de compétence juridictionnelle à des défis inédits, nécessitant adaptations et innovations.

Le contentieux numérique et les nouvelles technologies

L’avènement d’Internet et le développement du commerce électronique ont bouleversé les critères classiques de rattachement territorial. Comment déterminer la juridiction compétente lorsque le dommage résulte d’une publication en ligne accessible mondialement ? La Cour de cassation française a développé le critère de la « focalisation » ou du « ciblage », considérant qu’un site internet rend compétentes les juridictions françaises s’il vise spécifiquement le public français.

Dans l’arrêt eDate Advertising (2011), la CJUE a reconnu, en matière d’atteinte aux droits de la personnalité sur Internet, la compétence des juridictions de l’État membre où la victime a le centre de ses intérêts, en plus des juridictions du lieu d’établissement de l’émetteur et de celles où le contenu est accessible.

L’émergence des technologies blockchain et des contrats intelligents (smart contracts) pose de nouvelles questions : comment déterminer la juridiction compétente pour un contrat exécuté automatiquement via une blockchain décentralisée ? Ces interrogations appellent soit une adaptation des règles existantes, soit l’élaboration de nouveaux paradigmes juridictionnels.

La lutte contre le forum shopping et les stratégies abusives

Le forum shopping désigne la pratique consistant pour un plaideur à choisir stratégiquement la juridiction susceptible de lui être la plus favorable. Si cette pratique n’est pas illicite en soi, elle peut conduire à des abus lorsqu’elle vise à échapper à l’application d’une loi protectrice ou à obtenir des dommages-intérêts disproportionnés.

Pour lutter contre ces stratégies, plusieurs mécanismes ont été développés :

  • La théorie du forum non conveniens dans les pays de common law
  • Les règles sur la litispendance internationale, comme celles prévues par l’article 29 du Règlement Bruxelles I bis
  • La théorie de l’abus de droit permettant de sanctionner les manœuvres procédurales déloyales

L’affaire Kiobel v. Royal Dutch Petroleum (2013) devant la Cour Suprême américaine illustre les tensions entre l’extension extraterritoriale de la compétence juridictionnelle et le respect de la souveraineté des autres États. Dans cette affaire, la Cour a restreint la portée de l’Alien Tort Statute, limitant les possibilités pour des étrangers de poursuivre des entreprises multinationales devant les tribunaux américains pour des violations du droit international commises à l’étranger.

Vers une harmonisation mondiale ?

Face à la fragmentation des règles de compétence internationale, des efforts d’harmonisation se poursuivent. Le projet de Convention mondiale sur la reconnaissance et l’exécution des jugements étrangers de la Conférence de La Haye, adopté en 2019, constitue une avancée significative. Cette convention ne fixe pas directement les règles de compétence, mais établit des « filtres juridictionnels » conditionnant la reconnaissance des jugements étrangers.

Parallèlement, la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI) travaille sur des règles adaptées au commerce électronique et au règlement des litiges en ligne. Ces initiatives témoignent d’une prise de conscience : dans un monde interconnecté, la coordination des systèmes juridictionnels devient une nécessité.

L’enjeu majeur demeure l’équilibre entre plusieurs impératifs parfois contradictoires : garantir l’accès à la justice, assurer la prévisibilité juridique pour les opérateurs économiques, respecter la souveraineté des États et prévenir les conflits négatifs ou positifs de compétence.

Vers Une Justice Internationale Adaptée aux Réalités Contemporaines

L’évolution des règles de compétence juridictionnelle en droit international privé reflète les transformations profondes de nos sociétés. Entre tradition et innovation, ces règles doivent aujourd’hui répondre à des exigences multiples et parfois contradictoires.

La sécurité juridique et la prévisibilité constituent des enjeux majeurs pour les acteurs économiques internationaux. Une entreprise qui développe ses activités à l’échelle mondiale doit pouvoir anticiper les juridictions susceptibles d’être saisies en cas de litige. Cette exigence justifie la faveur accordée aux clauses attributives de juridiction dans les relations commerciales internationales.

Simultanément, la protection des parties faibles (consommateurs, travailleurs, assurés) nécessite des règles spécifiques limitant l’autonomie de la volonté. Le droit européen a développé un corpus sophistiqué de règles protectrices, comme en témoigne l’arrêt Pammer et Hotel Alpenhof (2010) de la CJUE, qui a précisé les critères permettant de déterminer si un professionnel « dirige son activité » vers l’État membre du consommateur.

L’efficacité de la justice constitue un autre paramètre fondamental. La proximité du juge avec les éléments du litige favorise une meilleure administration de la justice, notamment en facilitant l’instruction et l’exécution du jugement. Cette considération pragmatique explique l’importance accordée aux critères territoriaux dans la détermination de la compétence.

À ces préoccupations traditionnelles s’ajoutent désormais des questions nouvelles. Comment appréhender juridiquement les plateformes numériques globales qui opèrent sans présence physique dans de nombreux États ? Comment traiter les atteintes massives aux données personnelles ou à l’environnement qui transcendent les frontières ? Ces questions appellent non seulement une adaptation des règles existantes, mais peut-être l’émergence de nouveaux paradigmes juridictionnels.

Face à ces défis, plusieurs pistes d’évolution se dessinent :

  • Le développement de mécanismes alternatifs de règlement des litiges (médiation, arbitrage, plateformes de résolution en ligne) qui transcendent les questions de compétence étatique
  • L’émergence de juridictions spécialisées transnationales, à l’image de la future Juridiction Unifiée du Brevet européenne
  • L’élaboration de standards minimaux mondiaux pour la compétence internationale, sous l’égide d’organisations comme la Conférence de La Haye

En définitive, l’avenir des règles de compétence internationale repose sur leur capacité à concilier tradition juridique et innovation, souveraineté étatique et nécessités pratiques, prévisibilité et flexibilité. Dans ce domaine comme dans d’autres, le droit international privé demeure un laboratoire d’expérimentation juridique, où s’élaborent des solutions originales aux problèmes nés de la mondialisation et de l’interconnexion croissante des sociétés humaines.